Chroniques · Lætitia Toulout
Elle y a rencontré les artistes Elise Beaucousin, Alain Biet, Celsian Langlois et Emmanuelle Lauer ainsi que les équipes du Centre d’art contemporain l’ar[T]senal et de Zone I. Voici les textes qu’elle nous livre.
Lier, relier, et se relier
Le terme de reliance est utilisé en sociologie pour exprimer les liens sociaux qui se créent entre les individus, préciser cette nécessité de communion au-delà de la simple communication, de connecter et non seulement de transmettre des informations ; de créer du lien et de faire, peut-être, communauté.
C’est tout ce qui se joue au sein d’une scène artistique d’un territoire, qui se définit justement par ces connexions. Ce qui délimite un réseau artistique, et, puisqu’il en est question, celui de la région Centre-Val de Loire, ce ne sont pas des frontières géographiques, ni même des frontières tout court ; ce n’est pas ce qui circonscrit, c’est plutôt ce qui rassemble.
Et la vitalité de ces liens est, dans ce territoire, particulièrement vigoureuse : grâce, bien sûr, au travail et aux nombreux dispositifs mis en place par l’association devenir·art, qui initie notamment divers formats de rencontres entre les œuvres, les publics, les artistes et les acteur·rices de l’art, d’un département à un autre. Mais aussi, on note de nombreuses et réjouissantes initiatives, plus personnelles et informelles, vectrices d’un dynamisme particulièrement fort et qui, paraît-il, tend à se renforcer, se développer encore.
Chaque personne rencontrée – pendant des visites d’ateliers et des lieux de création et d’exposition, mais aussi lors de moments ouverts et informels autour d’un verre – porte un engagement fort et réel sur le terrain, d’une manière ou d’une autre : par la création d’un festival, d’un lieu de résidences, en représentant et défendant les droits des artistes auprès des politiques, par l’enseignement et la pédagogie, par la création ou la transformation de lieux qui permettent aux artistes de travailler, aux publics de se saisir d’œuvres d’art contemporain et de développer leur sens critique.
Ces initiatives sont systématiquement le fruit d’énergies profondément généreuses, d’un engagement intrinsèquement militant et d’une considération sous-jacente, qui n’est ni dite, ni réfléchie, mais partagée et ainsi transmise : l’art est une essentielle forme de reliance.
Elise Beaucousin
Souffles cosmologiques
Les variations des lumières qui font danser les ombres, les bruissements du vent dans les feuilles des arbres dont les reflets ciselés se découpent dans l’eau, l’herbe moelleuse qui accueille la rosée comme les corps allongés, le brin d’herbe qui tranche et fait couler le sang, la circulation du sang dans le corps, de l’eau dans les fleuves et rivières, qui creuse et dessine au compte-goutte, les paysages ; les paysages qui naissent de ces flux, les flux qui tracent une ligne, cette ligne qui s’enroule dans un recommencement et produit un cercle, le cycle perpétuel.
Ce sont tout autant de perceptions qui se répercutent dans les œuvres d’Elise Beaucousin : des paysages vécus. L’ensemble de ces sensations – visuelles, olfactives… – produit le lien ténu de notre rapport au monde – à la nature, aux objets, au cosmos, microcosme. C’est justement ce lien qu’Elise Beaucousin perçoit, décrypte, d’une certaine manière, c’est-à-dire avec poésie.
L’artiste transmet l’expérience de l’infiniment petit tout autant que de la galaxie, nous faisant parvenir des conceptions et intuitions de ce qui participe à la structuration du monde.
Pour cela, le geste capture et sculpte, tel le souffle du vivant, le poumon qui se remplit et se vide. Ce sont ces dualismes, ces sensations contraires et pourtant créatrices, qui font l’œuvre comme l’univers, la vie étant tenue par ce qui se joue à chaque instant entre l’ordre et le chaos. Qu’elle agisse avec la pointe de la mine de plomb, le découpage dans le velours noir et lourd, ou des aiguilles de fer qu’elle intègre à même les surfaces des murs.
Elise Beaucousin rejoue les tensions du monde comme autant de méditations. Alors, les géométries vacillent, le moment présent s’emplit d’intemporalité, le velours se fait léger pour s’envoler vers les cieux, en une note de musique cristalline, une goutte d’eau qui s’évapore
Alain Biet
Iconographie d’une mémoire culturelle
Le bruit du crayon sur le papier, la précision du tracé, les pinceaux qui viennent apposer les couleurs, de manière fidèle, d’après modèle ; un objet, un dessin et le dessin de l’objet qui vient rejoindre une somme d’autres dessins, classés par types d’objets – crayons, pinceaux, instruments de musique, jouets, appareils électroniques, produits ménagers, outils de bricolage…
Visseuses, mandolines, tubes de dentifrice… – Les dessins des objets issus de l’entourage de l’artiste sont classés, référencés, exposés par catégories choisies. Une production qui paraît sans fin : les images s’additionnent, le rythme s’accélère, et nous voilà comme engloutis par ce foisonnement iconographique.
Cette logique d’accumulation est au centre de la pratique d’Alain Biet, depuis la genèse de son œuvre. Dès les années 1980, ses créations envahissent les espaces d’expositions : il s’agit alors de matières organiques et de leurs déchets générés.
Les œuvres paraissent se développer d’elles-mêmes, telles les formes du vivant qui intéressent alors l’artiste. Elles sont autonomes : ce fait se confirme avec des installations, qui sont à la fois le procédé photographique et l’image qu’il génère. Ce trait s’accentue quand le système de l’œuvre est enfermé en son sein, conduisant l’artiste à produire le dessin pour expliquer ce qu’on ne peut pas voir. C’est tout naturellement que ce double attrait d’Alain Biet pour l’accumulation et la pédagogie l’amène à s’intéresser à une encyclopédie, dont il reproduira, précisément et en couleurs, les dessins d’appareils optiques, en miroir à ses propres instruments.
Son travail consiste aujourd’hui en une véritable encyclopédie iconographique. Inlassablement, Alain Biet reproduit des sommes d’objets d’apparence ordinaires, mais qui ont chacun leurs particularités, leurs histoires, et qui, l’air de rien, témoignent de l’universel.
Celsian Langlois
Field-recording anthropologique
Une enceinte sur pied à hauteur d’oreille humaine : tel est le dispositif le plus représentatif de l’œuvre de Celsian Langlois. L’artiste s’affranchit en effet du superflu et d’agréments visuels pour aller directement à l’essentiel. Et ici, l’essentiel passe par les sons. Des sons multiples, précis, certains remplissant l’espace, d’autres, le plus souvent, obligeant à tendre l’oreille.
Des sons comme autant de bribes du monde, donnant des indices sur ce qu’il se passe – ou s’est passé – ici ou ailleurs. Les œuvres fonctionnent comme les réseaux de télécommunication : elles génèrent et transportent, transmettent. Une émotion, un moment, un espace-temps… Les sons sont toujours, ici, empruntés au réel, un réel qu’ils dévoilent par eux-mêmes. Le cœur de l’œuvre est ainsi la relation qui se tisse entre deux réalités : celle de l’œuvre et celle de l’auditeur.
En captant et retranscrivant la matière sonore, Celsian Langlois sculpte dans le temps, qu’il étire, en en proposant un ralentissement. Appréhender l’œuvre oblige ici à s’arrêter pour écouter et se rapprocher, minute par minute, bribe par bribe, de la scène retransmise, de la source partagée. C’est l’exercice à faire pour percevoir les frontières tomber, les secrets se dévoiler, et entrer dans les coulisses – de nos courriers, de l’opéra, des musées, des relations qui se jouent entre les personnes et dans un cadre donné, des hiérarchies, des gestes, des faits.
Les œuvres fonctionnent par soustraction : elles ôtent des couches et dévoilent des éléments généralement invisibles, bien que déjà-là. Parmi ces mises à nu, on rencontre toujours une voix. Et, dans le hors-champ de ses nuances – des chuchotements aux éclats – un panel d’émotions arrive jusqu’à nous. Nous apprenons à la connaître et comprenons alors qu’ici, l’essentiel, c’est la rencontre avec l’humain.
Emmanuelle Lauer
Harmonie Universelle
Emmanuelle Lauer s’interroge : est-ce que son travail est si souvent perçu comme relevant de l’intime parce qu’elle est une femme ? Si certaines œuvres prennent comme point d’appui le corps – féminin – c’est pourtant davantage pour évoquer des thèmes universels, peut-être même s’adresser au plus grand nombre. C’est dans ce corps féminin qu’éclot la vie. De même, c’est par les fruits des plantes que se produisent puis se disséminent leurs graines. C’est à ce niveau que se situent les sujets des œuvres.
Ainsi, quand elle photographie son corps et son ventre rond, mis en scène dans un abécédaire et en exergue avec le thème de la guerre, ce n’est pas sa propre intimité mais c’est plutôt l’humanité tout entière que l’artiste interroge. Son propre corps est, au même titre que les plantes qui poussent dans son jardin ou la lumière qui traverse son atelier, une matière première pour évoquer les grandes thématiques qui lui sont chères : le féminin et l’humanité, la nature tout entière. Et ces éléments mis en relation participent d’un tout, sans échelle de valeur.
Cette absence de hiérarchie se reflète dans la forme : Emmanuelle Lauer produit des images évocatrices d’idées, de pensées. Pour ce faire, elle expérimente diverses techniques, de la photographie à la gravure à l’eau forte, en passant par le textile, la création numérique ou le dessin. Les créations sont ensuite agencées au sein d’installations où se répercutent les intentions, où se génèrent des sensations. Souvent, l’artiste dessine avec les mots et écrit avec les images. Les techniques et les manières de dire s’entremêlent. Les formes peuvent être tout autant mystérieuses qu’évocatrices : Emmanuelle Lauer travaille avec les symboles, cherchant la forme qui saura s’affranchir des frontières spatio-temporelles, embrasser l’Histoire et s’inscrire dans le temps long de l’humanité.
L’ ar[T]senal
Inspiré·e·s, Actes 3 – Arts textiles
Inspiré·e·s est l’acte 3 d’un cycle d’expositions du Centre d’art contemporain l’ar[t]senal, dont la programmation s’organise en deux grandes thématiques permettant de voir et comprendre les axes de la création contemporaine. D’un côté, des œuvres sont sélectionnées en ce qu’elles font écho à des sujets sociétaux qui puissent facilement faire lien au plus grand nombre et particulièrement au public de Dreux. De l’autre, un pan de la programmation vise à mettre en avant la diversité des arts actuels au sein d’une technique donnée ; ici, en l’occurrence, le textile.
C’est un rapport très sensuel à la matière qui compose ce volet de Inspiré·e·s, avec des œuvres laissant envisager une grande diversité dans ce qui peut définir l’art textile ; des fils et des étoffes tissées, assemblées, crochetées, tuftées, etc. engageant une multiplicité de sujets et discours. Du rapport à l’artisanat tout d’abord, avec Joana Vasconcelos, à l’industrie textile ensuite, questionnée et réactivée par Jérémy Gobé dont l’œuvre produite en tissu jacquard emplit la salle dédiée. Monumentales, ces pièces se déploient dans l’espace, comme la nature luxuriante de Claude Como qui invente un paradis perdu puis retrouvé.
Dans un autre registre, Bojana Nikcevic crée, avec du feutre, des pièces organiques, telles des racines ou des cellules se générant de manière autonome. Avec Hannah Barantin, ce sont des minéraux et des algues en laine qui s’emparent de l’architecture. Cet écho au vivant se retrouve chez Sheila Hicks et ses sphères tissées et colorées, tellement vives de leurs nuances qu’elles paraissent s’activer, danser sur le mur. Les œuvres prennent leur autonomie vis à vis de l’artiste ; Olga Boldyreff propose ainsi l’œuvre et son instruction afin que quiconque puisse l’installer.
Toujours, les créations invitent à la contemplation, voire à la méditation, notamment avec les tapis de Lux Miranda dont les dessins nous lient au cosmos. Les traditions sont évoquées, les rites sous-entendus, en particulier avec les masques d’Aurore Halpert, issus de cérémonies à inventer. L’art textile, systématiquement, induit des gestes, des mouvements, et par-delà la vie.
Zone I
« Dépasser les frontières de la photographies »
C’est ainsi que Mat Jacob, cofondateur de Zone I avec Monica Santos, résume ce qui anime ce projet initié en 2018 au Moulin de la Fontaine à Thoré-la-Rochette, dans le Loir-et-Cher. En est également représentatif le labyrinthe de l’artiste vendômois Jean-Philippe Mauchien, construit à partir de portes et fenêtres trouvées sur place et dans les alentours. Cette installation évolutive, de même que Zone I, accueille des œuvres, invite à déambuler, prendre de la hauteur et du temps pour s’y perdre, se retrouver ; moult histoires s’y superposent comme autant de couches propices aux réflexions et à la rêverie.
Un lieu – le Moulin – et une pratique artistique – la photographie – sont les deux pôles du projet qui fonctionnent ici comme des vases communicants. La photographie, qu’elle soit exposée ou pratiquée, permet d’explorer et de donner à voir de manière toujours différente les divers espaces, et vice versa. Le labyrinthe, les moulins, le potager, la rivière, l’espace bibliothèque et lecture dans la tiny-house, etc. sont autant de manières d’appréhender l’art photographique. Les œuvres d’art investissent les lieux, des moulins qui ont été rénovés, aux arbres de l’île, champs et bords de rivière. Des artistes sont invité·es dans le cadre d’expositions, mais aussi de résidences sur le territoire qui devient alors matière première à la création.
Car investir ce patrimoine à la fois historique et naturel, où se croisent dorénavant artistes, bénévoles d’ici et d’ailleurs, habitant·es, passionné·es de patrimoine, d’art ou/ou d’histoire et même pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle, résulte d’un engagement : celui d’inventer d’autres manières de faire.
Et au centre de ces réflexions, l’attention au déjà-là revient toujours ; il s’agit de prendre le temps d’observer et de mieux connaître, de prendre soin.
Ces chroniques ont été réalisées dans l’Eure-et-Loir & le Loir-et-Cher du 10 au 13 juillet 2023. devenir·art remercie toutes les personnes qui ont apporté leur aide en amont et pendant ces rencontres : Lucile Hitier, chef du service art contemporain de la Ville de Dreux · Directrice du Centre d’art l’ar[T]senal – Estelle Lutaud, chargée de communication et d’événementiel du Centre d’art l’ar[T]senal – Emmanuelle Lauer, artiste – Monica Santos, directrice artistique de Zone I – Mat Jacob, directeur général de Zone I.