Chroniques · Élise Girardot
Mon itinérance commence le 7 novembre 2023, un mois après l’attaque du Hamas. À Tours et ses alentours, j’ai rencontré de nombreux rêves. On m’a même autorisée à en ouvrir les portes. Certains étaient plutôt des fantômes.
Tel un ami imaginaire, l’esprit de l’atelier accompagne les artistes, les images passées et présentes, celles en devenir et celles qu’on montre du bout des lèvres. L’humidité et la pluie emplissent l’atmosphère calfeutrée. Je me faufile dans les lieux vastes ou exigus, chargés de rouleaux, pots, vis, crayons en vrac. Le froid automnal arrive finalement après de longs mois caniculaires. Regarder, noter, se pencher, s’approcher encore et frôler presque. Une feuille s’envole, une note s’échappe. Un gribouillage heureux est laissé de côté pour ressurgir plus tard, dans quelques jours voire dans plusieurs années. Vite, retenir les détails et sentir les articulations. Puis, j’ose enfin regarder les artistes dans le fond des yeux. Comment entrer dans l’intimité de leur fabrication ? Je me trouve tour-à-tour dans une maison, au rez-de-chaussée d’un immeuble de la périphérie, au seuil d’une ancienne usine ou au cœur d’une école d’art. La friche industrielle ou l’imprimerie d’antan sont habitées par d’autres âmes. Il y a bien longtemps, les mécaniques à l’œuvre, les bras des machines et les pas des ouvriers s’affairaient là. Certains espaces portent en eux un seul spectre, comme cet Atelier, avec un A majuscule. Je le traverse en cherchant les traces d’une présence sculpturale. Nous franchissons avec Ninon des rues, des quartiers, une artère, l’horizon, le fleuve et la forêt. Au-delà des itinéraires balisés, nous allons vers des rencontres parallèles. Ici ou là, d’autres forces opèrent près des artistes d’Indre-et-Loire. Je me souviens des rêves que vous m’avez délicatement délivrés. Je me rappelle que c’était la guerre, encore. Elle dure, la guerre âpre. Nous pensions ses vieux démons endormis. Entre-temps, nous écrivons, nous peignons, nous réfléchissons aux objets, aux formes et aux images. Nous sommes démunis. Une jeune artiste me dit soudain : « l’art est un pansement ».
Marie Dubois
À l’âge de 7 ans, Marie Dubois découvre les images du 11 septembre. Le retentissement intime et collectif de l’effondrement des tours infuse encore. Marie Dubois décortique les représentations. Aux antipodes de l’image furtive et fulgurante, elle choisit de leur redonner du temps. L’artiste voulait se consacrer au photo‑reportage. Elle navigue dorénavant vers le temps long de l’art, celui qui fouille et remue pour déconstruire et faire apparaître. Avec des boîtes à archives sobrement disposées sur l’étagère métallique, elle opère une classification de gestes glanés dans la presse. Le détail détermine son appartenance à une catégorie, chaque boîte contient un répertoire de formes. On les entrevoit par le trou de la serrure : une projection circulaire nous éclaire sur leur contenu. Avec Breakfast in America, la vidéo projetée sur la table nous happe, nos corps l’entourent. Les spectateurs se racontent le jour des attentats new-yorkais : la sortie de l’école, la pause déjeuner, la stupéfaction, le silence. Nous sommes recueillis autour de l’image tombale. Ailleurs, Marie Dubois joue avec les transparences du journal : au dos de la première page, des ruines syriennes encerclent le départ fracassant d’une ministre du gouvernement français. Le rétro-éclairage révèle l’ambiguïté et ses échos multiples : les résonances de l’actualité, les miettes que les images sèment. Ce qui semble retentir ici paraît dérisoire là-bas. L’artiste est fascinée par le phénomène des Dust Bowls, les tempêtes de poussière qui provoquèrent une catastrophe écologique dans les années 1930. Elle tente de recréer ces sables volants en version miniature. À l’échelle d’une maquette, un courant d’air serait enfermé dans une cloche de verre… D’un pays à l’autre, le voyage de la poussière rattrape les exilés. Lors d’un séjour à Alger, l’artiste observe les bâches qui enrobent les immeubles et protègent les habitants de la poussière omniprésente. Elle s’intéresse aussi à l’a’adjâr, une voilette portée comme un signe de révolte et s’éloigne de l’archive puisée pour créer sa propre archive du présent.
Camille Douville
Huit petites tentes flottent dans l’espace de l’ancienne usine, parmi les 15000 m² qui composent la friche industrielle de Saint-Pierre-des-Corps. Posées sur un morceau de carton alvéolé relié par des fils et suspendu au plafond, un réseau électrique les illumine subtilement. Ces abris de fortune observés le long de la Loire sont des habitats précaires. Camille Douville n’aborde pas leurs occupants, elle préfère retranscrire discrètement leurs environnements. L’artiste fabrique des rames, des abris à insectes, des tentes miniatures qui s’inspirent des systèmes de survie. Arpenteuse des bois, elle s’immerge dans les marais poitevins et cite Henry David Thoreau ou Baptiste Morizot. Elle évoque la solastalgie, cette anxiété suscitée par les bouleversements écologiques. Elle construit des objets teintés d’absurde qui permettraient d’échapper à la montée des eaux ou encore de traverser les marais à l’aide d’un radeau fait-maison. L’artiste dialogue intensément avec le réel imminent : elle partage nos angoisses, urgences et abysses collectives. Elle songe aussi à des dispositifs immersifs et inclusifs, comme des vidéos à contempler depuis une balançoire. Son hôtel à insectes, massif, est gorgé d’infinis détails et agencements faits de fragments végétaux et minéraux. Pourquoi ne pas l’imaginer dans un espace intérieur, celui de la maison, pour créer une nouvelle cohabitation assumée entre humains et insectes ? Ici, aux ateliers de la Morinerie, on fabriquait naguère des meubles. Ironie du sort, Camille Douville est aussi batelière et guide-nature. Elle passe plusieurs mois chaque année à scruter les arbres, dont elle connaît les secrets. Elle m’apprend par exemple, comment et pourquoi couper le bois l’hiver venu, quand la sève est descendante. Camille Douville appartient à une génération qui nous renseigne déjà sur le monde d’après.
Jeanne Cardinal
Brillance, transparence, matité : un foisonnement de matières et de techniques imprègne l’atelier de Jeanne Cardinal. Je vois des châteaux de sable multicolores, des toupies, des motifs oniriques. Elle y déploie des abstractions narratives et des sculptures d’assemblage non dénuées d’humour. D’emblée, je perçois une curiosité infinie, une générosité de formes et de matériaux employés. La grammaire de l’artiste se dessine en creux, ponctuée par des références à la littérature d’Italo Calvino ou au Livre des Miracles. Jeanne Cardinal compose parfois des œuvres in situ. Elle s’inspire par exemple de l’histoire mystique de la Collégiale Saint‑Mexme à Chinon. Ses sculptures en forme de flambeaux disséminent une myriade d’indices, ici le signe de l’orateur, là un poisson volant à six ailes. Lors d’une résidence, elle façonne de grands cylindres à partir de moules à gâteaux trouvés chez les voisins. Elle mixe le carton des boîtes à œufs, rebuts et fossiles de notre ère. L’aspect bétonné trouble le regard et crée une confusion quant au poids des sculptures. À Saint‑Pierre‑des‑Corps, elle me dévoile un projet en cours d’élaboration, sa « routine », collages qui lui permettent de jouer avec l’image et de réfléchir à la confrontation des matières. Ils font office de réservoir formel et deviendront parfois des œuvres en trois dimensions. D’une échelle à l’autre, Jeanne Cardinal propose de petits théâtres de papier qui pourraient aussi être des installations monumentales. Ce trompe‑l’œil devient un espace architectural au statut incertain, comme celui d’un décor de scène. Le pliage permet un entre-deux, le décollage de la feuille de papier vers le volume. Avec Mariage d’inclination, l’artiste dispose des objets sur du Plexiglas et décuple notre perception. D’autres silhouettes apparaissent, la dualité se démultiplie. Ailleurs, des dessins au pastel mêlé à l’aquarelle malaxent les mots et les concepts, là où les terrils se métamorphosent en terres-îles…
Bernard Calet
La recherche de Bernard Calet se situe à la croisée de questions philosophiques, poétiques et scientifiques. Des pavillons-témoins dans des zones commerciales, des projections mentales, des îlots de réflexion ponctuent ça et là le dédale de l’atelier. Une profusion d’architectures et d’arborescences prennent la forme d’images bi-dimensionnelles. Je devine aussi des présences dans ces installations, j’imagine comment je me promènerais à l’intérieur, près d’une poutre en béton, autour d’une pierre recouverte de papier doré, ou encore le long d’une forêt qui mesurerait plusieurs mètres. Bernard Calet nous invite à déambuler dans des univers parallèles quasi factices, où la notion de réel est sans cesse interrogée. Depuis plusieurs décennies, l’artiste décortique la normalisation des espaces urbains, ces fictions collectives qui nous enveloppent. Il examine les dispositifs de surveillance et le chaos provoqué par la profusion des images. Ses installations reflètent tantôt son enfance en région parisienne, tantôt ses vacances dans les Ardennes, où il construisait des murs virtuels dans la quincaillerie de son oncle. Aujourd’hui, il crée des visions de camouflage. À partir de la peinture d’incrustation et de logiciels de post-production qui permettent l’insertion du réel dans le virtuel, d’autres paysages apparaissent en négatif, comme des ectoplasmes en dormance. Utilisée au cinéma, cette technique permet l’incorporation d’une vidéo sur un fond vert, la couleur la plus éloignée de celle de notre peau. Avec nos téléphones, nous sommes ici et partout dans l’univers, au carrefour de « mondes synaptiques » créés par les terres rares, ces métaux contenus dans la croûte terrestre et omniprésents dans nos technologies. Paysages figurés investit le médium vidéo. Des motifs en mouvement résonnent dans les silhouettes des personnages pour forger un double paysage, une succession de mises en abyme visuelles qui prendront un jour la forme d’une installation multi-écrans à traverser.
Atelier Calder
Une forêt humide au Sud-Ouest de Tours. Saché est une petite commune d’apparence tranquille qui a pourtant connu des catastrophes naturelles, des inondations et des coulées de boue. Sa vulnérabilité tranche avec l’aplomb de l’endroit insolite que je visite. Au cœur d’un panorama vallonné, l’Atelier Calder surplombe la plaine. La vue est éblouissante. La lumière rasante colore les lattes du plancher. Ce paysage cinématographique varie rapidement au gré des rayons du soleil. L’atmosphère est chaude, quasi voluptueuse. Non loin de là, l’ancienne maison d’Alexandre Calder accueille les artistes en résidence. Les fruits de son orangerie côtoient un immense salon, deuxième espace de travail pour l’actuelle résidente Kristina Sedlerova Villanen. Sur le quai de l’atelier, ses six sculptures en forme de zéros ont l’air de ponctuer une piste de décollage. Ce lieu d’observation suggère l’envol des volumes en calcaire empreints d’une sédimentation millénaire. Je lis : « Transfert 000 000 aborde les questions de l’existence humaine dans un monde capitaliste uniquement basé sur des valeurs de calculs, et de commerce qui s’appliquent d’une façon concrète et tangible à tous les aspects de la vie ». La résidence s’articule toujours autour du médium de la sculpture ou de l’installation. L’appel à candidatures est à destination du monde entier, sans limite d’âge ni de nationalité. Chaque année, la sélection s’établit sur projet et l’accompagnement se concentre autour de la production de l’artiste, mis en relation avec un réseau d’entreprises. Comme une gigantesque apostrophe, j’imagine le clou de Yazid Oulab qui transperce les 300 m². Juste en dessous, au rez-de-chaussée, un atelier de production est peuplé de machines et matériaux. C’est l’antre de la naissance des œuvres. Deux personnes travaillent ici, auprès des bois et dans la lumière orange qui, partout, diffuse la présence d’Alexandre Calder.
École d’art et de design TALM-Tours
Étudiante en troisième année, Sooa Lee aime la clarté qui inonde sa table de travail. La découverte d’une école d’art suscite toujours un émoi. Ici, une liberté est encore à l’œuvre. Nous traversons des couloirs, de grands espaces, des bureaux. Les lieux étaient jadis occupés par une imprimerie. Les étudiantes et étudiants fourmillent dans des ateliers collectifs. Une mise en bouche précieuse pour la trajectoire d’un artiste qui devra parfois sillonner les eaux troubles de la création solitaire. Prendre le temps de développer une pensée, de la rendre sienne : aujourd’hui, cette liberté est interrogée, voire fragilisée. Le nouveau directeur évoque une école des créateurs, ouverte au grand public. On me présente d’abord les espaces dédiés à la conservation et restauration des biens culturels. Je vois les plâtres, les bronzes, les loupes, les petits outils métalliques mystérieux. De nombreux diplômés vivent encore à Tours, y trouvent des dispositifs de formation ou des ateliers accessibles à proximité de Paris, la cité-promesse. Seize étudiants en Art sont inscrits en 5e année (option Art). Ils vivent leurs derniers instants à l’école, un entre-deux précieux, juste avant le grand saut. Ils se regroupent déjà : je rencontre le collectif la Tourmente. L’une de ses membres, Aynkán Dropsy Giménez, semble bien installée dans ce cocon studieux. À l’atelier bois, Olivier Courtin me raconte les liens avec les anciens étudiants à l’affût de conseils. Pour lui, les écoles d’art bénéficient d’une bonne étoile malgré leur instabilité. Ici, on ne jette pas et on bataille pour faire de la place ou en prendre, on crée des ateliers de sérigraphie dans des couloirs. On récupère sans cesse du matériel, on développe des réseaux au-delà du champ de l’art. J’entrevois le studio photo, la salle informatique, j’arrive à la bibliothèque où des sculptures côtoient les livres. L’école d’art est en lutte, car il faut préserver cela : une table de travail, une équipe qui s’affaire autour d’une jeune personne en devenir.
Ces chroniques ont été réalisées en Indre-et-Loire du 7 au 10 novembre 2023. devenir·art remercie toutes les personnes qui ont apporté leur aide en amont et pendant ces rencontres :
- les artistes rencontrés : Camille Douville, Marie Dubois, Bernard Calet, Jeanne Cardinal ;
- Corinne Bouvier, coordinatrice de l’atelier Calder à Saché ;
- Mathilde Péresse, chargée de communication de l’école des Beaux-Arts de Tours & Léo Guy de Narcy – directeur de l’école des Beaux-Arts de Tours.