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Chroniques · Françoise Lonardoni

Chroniques · Françoise Lonardoni
Du 10 au 14 juin 2024, Françoise Lonardoni, lauréate du deuxième appel à candidature pour le programme Chroniques, a été invitée dans le territoire du Loiret par devenir·art, en partenariat avec l'AICA-France et Revue Laura. Elle a rencontré les artistes Morgan Bodart, Marie Compagnon, Lucie Damond, Aline Héau, François Kenesi, Nina Rendulic et Thomas Wattebled.

Morgan Bodart


morgan bodart / F__Z
« Nous sommes là, nous sommes queer » (extrait de la performance vidéo)
2024
CC BY-NC-SA 4.0
avec les témoignages issus du projet Queering The Map (queeringthemap.com) sous licence Creative Commons CC BY-NC-SA 4.0

Rencontrer Morgan Bodart c’est d’abord ressentir l’énergie d’une vie tournée vers l’activisme (écologie, écoféminisme, fiertés…), et fortement ancrée dans le collectif. C’est aussi toucher du doigt une conception élargie de l’art, léguée tant par Fluxus que par l’esthétique relationnelle, à condition de les actualiser avec les luttes pour les émancipations, terreau de son travail.

Dans cette hypothèse, l’art de Morgan Bodart se loge dans un mode de vie et d’action autant que dans un régime de formes, et c’est bien en artiste qu’el a co-fondé l’important festival Réinventer son monde à Orléans ou animé des ateliers de fanzines participatifs. C’est en artiste qu’el réalise d’ébouriffants costumes pour ses performances drag, mixe en direct des vidéos ou assure certains commissariats d’exposition. Le désir de transformation, personnelle ou sociétale, est sans doute l’un des pivots de son activité.

Côté esthétique, l’image est le support électif de ses interventions plastiques : après la peinture narrative de ses années d’étude, el base ses actions sur son imposante collection de magazines. Cette ressource iconographique est exploitée sous forme d’ateliers inclusifs, partout où el agit. Pour restituer l’ampleur de son monde, incluant les personnes moins concernées par les luttes, parlons des ateliers d’EAC qu’el conduit avec des personnes en situation de handicap, de sa pratique de VJing, basée sur des logiciels libres ou sur des pratiques low tech à l’esthétique puissante, qui donnent lieu à d’infinies performances et ateliers.

Marie Compagnon

Marie Compagnon
Discrétion et Chainmail paper #2
2010
Vue d’exposition « Local to Local ».
A Suivre, lieu d’Art Bordeaux.
Courtesy de l’artiste

La sculpture de Marie Compagnon se présente sous des formes volontairement équivoques qui posent in fine des questions de taxinomie : une oeuvre peut-elle devenir un objet d’usage ? Quelles sont les incidences sur l’expérience du spectateur.ice ?

Ce travail conçu avec des matériaux légers, modulaires (feuilles de bouleau, papier bristol, textile, feutre) est assemblé par des techniques manuelles (couture, maillage, pliage…).

Dans ses œuvres activables, elle investit précisément cette zone intermédiaire entre l’objet utilitaire et la sculpture en planifiant l’instabilité de la forme : à partir d’un patronage plat, l’objet peut être étendu, plié ou déplié de différentes manières. Cette malléabilité suscite les fonctions primitives du corps. Chacun.e peut bâtir son abri, son assise, sa surface, et transformer ainsi l’œuvre. L’artiste-designeuse souligne une réciprocité : les objets agissent sur nous lorsque nous agissons sur eux.

Une dynamique différente s’installe avec les surfaces qu’elle assemble en papier bristol, sortes de couvertures blanches qu’elle dispose dans le paysage ou dans l’espace d’exposition. Barrières révélatrices d’espaces, épousant et masquant les reliefs, ces œuvres fragiles sont laissées à leur propre penchant, comme les grands parapluies de papier reliés par une seule clé, inspirés des panneaux de papier dans l’habitat japonais. Autant de gestes à la simplicité délicate, qui connectent l’espace et le paysage à la sculpture, agissant ainsi dans le « champ élargi » défini par Rosalind Krauss.

Lucie Damond


Lucie Damond
HALTE-TOI.T
2023
Dispositif et création sonore (Samuel Chabert et Lorraine Carlotti)
Courtesy de l’artiste

A partir d’une spécialité de laqueure acquise à l’école Olivier de Serres, où elle est maintenant intervenante, Lucie Damond poursuit les recherches sur cette technique ancestrale. La laque est une substance végétale de couleur sombre qu’on applique sur un support. Grâce à son expertise technique, Lucie Damond élargit les traditions de ce métier d’art à des supports moins classiques, comme le textile, certaines écorces végétales ou certains outils, qui prennent alors une allure d’objets d’art. Mais au-delà de la technique, c’est un projet de vie qu’elle déploie, qui prend en compte l’oikos, soit les biens et les personnes de son lieu de vie. Ancrée dans ce territoire, elle envisage les savoir-faire oubliés et la ressource locale comme un patrimoine à amplifier. Cultivant ou collectant des fibres à tisser (lin, ortie, chanvre, laine), elle organise des sessions de sensibilisation aux matériaux et techniques, qui se doublent à l’évidence d’une valeur de convivialité et de sociabilité. Tout l’enjeu de cette entreprise-vie tient dans le désir de transmettre autant que de recevoir, en respectant le biotope qui l’accueille. Ainsi, ses « objets manifestes », pièces textiles présentant différentes fibres cultivées, ou ses objets laqués saupoudrés de plantes aux propriétés variées, sont-ils entendus comme des exemples pédagogiques et surtout, au sens fort du terme, des « points de départ » pour le public qu’elle rassemble, donnant une forme d’agentivité aux changements de paradigmes souhaitables, incluant à la vie, la création.

Aline Héau

Aline Héau
Série Le Péril bleu, 2021
Courtesy de l’artiste

Photographe sans appareil depuis quelques années, Aline Héau construit le réel autant qu’elle en rend compte, en menant des expérimentations méthodiques sur le medium.

Après une période passée à photographier des nus, en argentique, elle s’est engagée dans une collection de négatifs anciens dont une partie est accessible en ligne. Parmi les trésors vernaculaires chinés sur les brocantes, quelques curiosités surgissent, qui conduisent cette surdouée de l’auto-apprentissage à approfondir certains procédés anciens, puis à améliorer leur rendu par étapes. Le cyanotype est un de ses favoris, qui lui offre un terrain de recherche et de création à la fois : tentant d’obtenir les fameuses images bleues sur du verre, améliorant leur densité et leur luminosité, elle explore le motif d’une série de végétaux posés directement sur la plaque de verre. Les productions qu’elle en tire atteignent des niveaux vertigineux de précision. Mais la technique maîtrisée ne suffit pas à l’art, – L’homme en tant qu’esprit se redouble disait Hegel – et l’artiste doit pousser sa pratique vers les questions ontologiques du photographe et du peintre : représenter le mouvement, questionner la sensation d’espace, frôler l’abstraction. Les images récentes reposent sur une dialectique fascinante entre l’illusion spatiale et la persistance d’un matériau physique. Ce programme ambitieux est porté par une double énergie : l’émerveillement pour l’image et la rigueur de la recherche scientifique. Patience dans l’azur.

François Kenesi

François Kenesi
PC 20210901
Ensemble photographique argentique en écho à l’installation “suite polygonale” à la craie sur mur en parpaings / 2021.
Tirage manuel sur cartoline baryté / 50 x 60 cm / 5 ex.

François Kenesi explore librement dessin, peinture, installation et photographie, frayant un chemin subtil à notre perception par différents procédés : protocole, transposition, grilles de présentation de l’image (résurgence de la trame moderniste chez cet architecte de formation ?) frôlant constamment les processus d’abstraction.

D’une série de prises de vue dans une tour de centrale nucléaire, promettant des effets spectaculaires, il présente les planches-contact légèrement agrandies et tirées en négatif. D’une suite de polygones qu’il trace au crayon blanc sur un mur de parpaings, il présente une séquence de photos, à nouveau en planche-contact agrandie. Ailleurs, des formes géométriques au dessin ou par insolation sur le tirage viennent hanter des paysages photographiques presque abstraits. Dans les subtilités de ces procédés, on ressent la nécessité de mettre à distance le visible, de ralentir l’illusion photographique.

Côté installations, François Kenesi a représenté des réalités physiques sans hésiter à tirer leurs principes vers la tautologie : installer 20 000 gouttes d’eau sur autant de petits carrés d’émaux de Briare et ainsi représenter, littéralement, un litre. Dessiner au crayon graphite (qui est fait de carbone pur) la part carbonée des 12 tonnes de CO² consommées par chacun de nous en une année ; exécutant ainsi mille dessins de trois lingots formant le signe de l’équivalence, dans une installation abyssale.

Avec constance, cette attention sensible aux manières de dire et faire trouble les liens entre réel et imaginaire.

Nina Rendulic

Nina Rendulic
« Elle ne ressemble à personne », 2022
37 photographies argentiques couleur, installation
vue d’atelier, détail
© Nina Rendulic

Inscrites dans une dynamique de récit, les œuvres de Nina Rendulic empruntent différentes consistances narratives. Mêlant les photographies au texte, l’artiste multiplie les transferts de médias, réussissant à offrir une expérience visuelle de l’écrit et une lecture détournée de l’image : phrases éditées en photo, images argentiques, gravure, typographie, appropriation de négatifs, superpositions, inclusion de mots, découpes…

Même si cette partie du travail est souvent liée à son autobiographie, les œuvres jouent comme des uchronies grâce à ce traitement plastique fouillé, illustrant le paradoxe décrit par Susan Sontag : raconter des faits réels aboutit forcément à une forme de fiction. Ainsi en va-t-il d’une série de 37 palmiers photographiés et présentés en ligne continue, qu’Ed Ruscha ne renierait pas. Côtoyant une histoire écrite, ils sont sources d’interprétations et indices d’une iconographie collective.

C’est sur d’autres logiques que Nina Rendulic s’appuie lorsqu’elle travaille le texte à l’intérieur de protocoles rigoureux : remplissage d’un feuillet avec une phrase répétée à l’infini, caviardage d’un livre de 1912 pour en extraire des poèmes imprévus, saisie d’un long texte existant sur une machine à écrire. Elle effectue en outre avec Sébastien Hoëltzener une recherche en art et linguistique convoquant marche, monologues enregistrés puis collage de bribes de ces paroles dans les lieux publics, offrant à l’art sa dimension discursive : une irruption réjouissante de la langue courante dans l’espace urbain où elle a été prononcée.

Thomas Wattebled

CARTE DU TOURMENT (2024)
© thomas wattebled,
ADAGP, Paris 2024

Thomas Wattebled connaît le cheminement créatif qui relie le dérisoire au sérieux. Il y est arrivé par des chemins très personnels : les pistes d’athlétisme, côté pratique et un mémoire sur la contre-performance, côté théorie. Les deux milieux usent de protocoles itératifs, mais l’artiste Wattebled s’est allégé des notions de réussite et de ratage du sportif, en accueillant les surprises et les déviations. Ainsi dans Chagrin, il s’impose d’apprendre la technique de la brasure avant de disposer dans l’espace des fontaines en zinc hermétiquement closes et renfermant une eau circulante et bruissante ; dans Les échoués, on trouve l’artiste juché sur un rond-point, tirant des feux de détresse dans la nuit. Le projet Réservoir, magistralement programmatique, réunit son intérêt pour le langage à son attrait pour l’épreuve physique. Sélectionnant 101 cours d’eau dont le nom traduit une émotion, il dresse en partie propédeutique une cartographie de cette toponymie troublante. La Tourmente, le Paradis, la Haine, la Bouche sèche, la Muse… papillonnent sur fond bleu outremer, annonçant le programme : l’artiste ira récolter de l’eau dans chacune après avoir patiemment fabriqué lui-même des réservoirs de zinc étanche martelés au nom du cours d’eau. Entre projet et réalité se tient, inaltérable, le champ de l’expérience. Les collectes en pleine nature réservent l’émotion des grands rituels à cet artiste lecteur de John Dewey, nous rappelant le corps « machine à vivre » de Merleau-Ponty.

Ces chroniques ont été réalisées dans le Loiret du 10 au 14 juin 2024.
devenir·art remercie l’ensemble des artistes qui nous ont accueilli, Françoise Lonardoni ainsi qu’Anne-Gaëlle Beaugendre & Coralie Dunou du FRAC Centre-Val de Loire.